Famille Maadi Rafah

« Que cette maison aille se faire foutre ! »

6 personnes tuées

AVERTISSEMENT: CE CHAPITRE CONTIENT DES IMAGES QUI PEUVENT HEURTER

Zakiya Maadi s’est réveillée de sa sieste. La maison s’est mise à trembler violemment, et la pièce s’est remplie de fumée, de décombres et de poussière. Sa tête a commencé à saigner, mais elle a réussi à s’extraire des décombres et à courir en bas pour voir comment se portaient les autres. En descendant, elle entendit ses enfants crier qu’Ismaël, son fils, était mort. Il n’y avait plus rien à faire, alors elle a continué à chercher ceux qui étaient toujours en vie et pouvaient être aidés.

Zakiya Maadi, 58 ans, mère de 7 garçons et de 4 filles, dans les ruines de sa maison qui a été bombardée.

Lorsqu’il entend son nom, Ismaël lève les yeux. Il est assis sur un petit matelas dans le coin du salon où, un an après l’attaque, la famille s’est rassemblée pour relater les évènements du Vendredi Noir. Tous le croyaient mort mais les voisins ont secouru Ismaël, qui a aujourd’hui 20 ans. Son crâne était fracassé, ce qui a laissé avec des séquelles neurologiques. Ismaël a abandonné ses études pour devenir mécanicien qualifié. Aujourd’hui, il n’attend que l’ouverture du passage de Rafah, à la frontière avec l’Egype, afin de pouvoir quitter Gaza, mais il n’a pas grand espoir que cela arrive bientôt. Salem, le mari de Zakiya, le père de la famille, demande quelque chose à Ismaël, mais son fils semble absent. Salem répète la question, mais le garçon ne répond pas.

Au moment du bombardement, tout le monde croyait qu’Ismaël était mort. « Son crâne était fracassé, il était cliniquement mort » - dit son frère, Mohammed. Ismaël est toujours en rétablissement physique. « Il va mieux maintenant, mais il doit encore faire une opération pour sa jambe » ajoute sa mère.

Mohammed, le jeune frère d’Ismaël, a aussi quitté l’école. « Le garçon est brisé » – dit Salem, ajoutant qu’il a abandonné juste avant les examens finaux du lycée. « J’ai passé toute ma vie dans cette maison », dit Mohammed, « mais que cette maison aille se faire foutre ! ». Zakiya le réprimande, avec un sourire patient, un peu gênée de cette crise de colère devant des étrangers, mais compréhensive. Elle fait un geste de la main près de sa tête, signalant qu’elle croit que l’esprit de son fils n’est pas en paix. « Je m’en fous, ils peuvent détruire cette maison ! Je veux seulement que mon frère et ses filles soient en vie. » continue-t-il.

« Le garçon est brisé »
DIT SALEM, LE PÈRE DE MOHAMMED.

« Le garçon est brisé »

DIT SALEM, LE PÈRE DE MOHAMMED.

Mohammed parle de son frère Bassam, sa femme Iman et de leurs deux filles, Hala et Jana. Deux autres membres de la famille Maadi ont été tués par la frappe aérienne : Yousef, 2 ans, fils d’Ahmed, le frère de Mohammed, et Souleiman, l’oncle de Mohammed, qui est mort une semaine plus tard dans un hôpital en Égypte.

Photos du fils de Zakiya, Bassam, de sa femme Iman et de leurs deux filles Hala et Jana. Deux autres membres de la famille Maadi ont été tués par cette frappe aérienne : Yousef, 2 ans, petit fils de Zakiya, et Souleiman, beau-frère de Zakiya, mort une semaine plus tard en Égypte où il avait été envoyé pour être soigné.

Photos du fils de Zakiya, Bassam, de sa femme Iman et de leurs deux filles Hala et Jana. Deux autres membres de la famille Maadi ont été tués par cette frappe aérienne : Yousef, 2 ans, petit fils de Zakiya, et Souleiman, beau-frère de Zakiya, mort une semaine plus tard en Égypte où il avait été envoyé pour être soigné.

Zakiya, qui a 58 ans mais qui paraît beaucoup plus âgée, dit qu’ils sont fatigués, et en effet, cela est visible sur leurs visages. On le perçoit dans leurs voix, dans leurs regards absents, mais aussi dans la lourdeur de leurs gestes, comme si leurs mains et leurs jambes étaient de plomb. On dirait qu’ils ont renoncé, que seul le manque de choix leur permet de continuer. L’idée d’avoir une nouvelle maison ne les réjouit pas, il semble qu’ils ne remarquent même pas les travaux en cours.

La famille Maadi est l’une des quelques familles dont la maison a été reconstruite après l’offensive israélienne. Elle est une des 300 familles qui ont reçu le soutien de la part du Comité National Qatari pour la reconstruction de Gaza. Mais la majorité des autres personnes dont la maison a été bombardée doivent toujours attendre que les permis et le matériel de construction parviennent à la bande de Gaza.

Ils reviennent à leur récit. C’est un vendredi, le premier août, jour qui sera connu plus tard sous le nom du « Vendredi Noir ». Un cessez-le-feu est censé débuter à 8 h du matin. Au lieu de cela, l’armée israélienne déclenche la Directive Hannibal, mise en place afin de contrecarrer une tentative de capture d’un soldat israélien.

Plus d’information sur le Vendredi Noir

Ce jour là, l’enfer se déchaîne sur Gaza. Mais malgré cela, la famille Maadi se sent en sécurité puisque leur maison est assez éloignée de la principale zone de bombardements. Ce vendredi-là, ils sont une trentaine dans leur grande maison familiale. Zakiya et Salem avaient même appelé une de leurs filles pour qu’elle vienne, croyant que leur maison serait plus sûre. Elle est venue avec ses enfants, et toute la famille déjeune ensemble. Peu après, les femmes s’assoient dans la maison pour discuter, alors que les hommes continuent leurs conversations à l’extérieur. Seul Bassam retourne à l’intérieur de la maison, afin d’être avec sa femme et ses filles. Iman est enceinte : ils attendent des jumeaux.

Bassam était diplômé de l’université, mais ce qu’il aimait vraiment, c’était l’agriculture. Il travaillait dans une ferme locale à Rafah. Son travail était semblable à celui de son père – dans les années 70 et 80, alors que l’agriculture israélienne dépendait fortement sur la main d’œuvre bon marché palestinienne, Salem cueillait des légumes dans des fermes israéliennes. Bassam a gardé son travail pendant 17 ans. Il se levait tous les matins avant 6 heures, et retrouvait à la maison Iman et leurs deux filles après le coucher du soleil. Il n’oubliait jamais de passer chez ses parents pour les voir et leur apporter des provisions. Zakiya sourit lorsqu’elle explique que Bassam était le plus calme des 7 garçons et des 4 filles qu’elle a eu avec Salem. Bassam était généreux, mais il préférait être seul, ou passer son temps avec les moutons et les canards de la famille.

Ce vendredi-là, de nombreux enfants et petits-enfants de Salem et Zakiya sont rassemblés dans leur grande maison. Mais il est impossible de prétendre qu’il n’y a pas de F-16 qui grondent au-dessus de leurs têtes, ou d’ignorer l’écho des tirs d’artillerie. Un des oncles s’est mis à spéculer sur le nombre de proches qui seraient tués dans cette guerre. C’est à ce moment que la bombe leur tombe dessus.

Les décombres de la maison de la famille Maadi.

Les décombres de la maison de la famille Maadi.

Quatre hôpitaux

Les voisins, malgré le risque d’une seconde attaque, accourent pour les aider. Zakiya et Iman, la femme de Bassam, avec ses deux filles, sont transportées à l’hôpital à l’arrière d’un camion. A l’arrivée à l’hôpital al-Najjar, le plus grand établissement médical de Rafah, Zakiya est séparée des autres. Elle est en état de choc, du sang coule toujours de sa tête, mais elle insiste pour que ses petites-filles soient les premières à être traitées. Zakiya voit plus de cadavres empilés sur le sol que de personnes toujours en vie. Elle courre dans les couloirs remplis de morts et de blessés, pour chercher ses deux petites-filles. Les gens tentent de l’arrêter pour lui dire qu’elle saigne à la tête. Ça ne lui fait rien. « Nous devons évacuer. Peu importe si tu peux courir ou pas, il n’y a pas de temps à perdre ! », lui crient les médecins. L’hôpital doit évacuer en hâte les patients et le personnel médical, il est menacé d’être la cible de tirs israéliens. Les gens s’enfuient dans la panique lorsque les bombardements se rapprochent. Les corps de sa belle-fille et de ses petites filles sont emmenés en ambulance vers un autre hôpital, et Zakiya, comme tous les autres, fuit.

Photos prises pendant le Vendredi Noir, droits d'auteurs privés.

Photos prises pendant le Vendredi Noir, droits d'auteurs privés.

Lorsque la bombe tombe sur la maison des Maadi, la Directive Hannibal bat son plein. Les ambulances sont occupées à récupérer les blessés dans les zones au sud-est de Rafah. Personne ne s’attend à ce qu’une maison si éloignée des zones de combat soit touchée. Les ambulanciers mettent plus de 20 minutes à arriver. En attendant, une voiture de Palestine TV qui était dans les environs commence à évacuer les membres de la famille vers l’hôpital. Salem, Bassam et son petit-fils Yousef, se trouvent dans la voiture de la télévision lorsque le chauffeur entend que l’hôpital al-Najjar, où Zakiya était allée, est en train d’être évacué. Ils se rendent donc à l’hôpital Kuweiti.

Salem tient toujours son petit-fils Yousef contre lui lorsqu’ils arrivent. L’hôpital Kuweiti n’est pas préparé à accueillir autant de blessés. Il n’y a que deux lits aux urgences. Il n’y a plus de lit disponible pour Yousef. « J’étais entouré de ma famille, tout le monde était blessé, certains presque morts » se rappelle Salem. Yousef et Bassam sont évacués à l’hôpital Européen. Salem et Zakiya veulent les rejoindre, mais les routes sont bloquées puisque l’hôpital se trouve trop près des zones de bombardement. Bassam est mort cette nuit-là à 2 heures du matin, Yousef un peu plus tôt. « Ils m’ont dit de retourner chez moi. Mais je n’avais plus de « chez moi » où retourner. » Salem a finalement abandonné. C’est seulement sur le chemin du retour de l’hôpital, en passant devant les décombres qui avaient été leur maison, qu’il réalise qu’ils avaient été la cible principale.

« J’ai construit cette maison en 1986 pour tous mes enfants » - dit Salem. Il travaillait pour des fermes israéliennes afin d'économiser de l’argent pour cette maison. Un an après qu’elle ait été bombardée, les décombres ont été dégagés, et une nouvelle maison est en construction sur un terrain adjacent.

« J’ai construit cette maison en 1986 pour tous mes enfants » - dit Salem. Il travaillait pour des fermes israéliennes afin d'économiser de l’argent pour cette maison. Un an après qu’elle ait été bombardée, les décombres ont été dégagés, et une nouvelle maison est en construction sur un terrain adjacent.

La chambre froide pour les fleurs

Les dépouilles des morts doivent être envoyées à différents endroits. Les morgues sont tellement pleines que les hôpitaux doivent se coordonner avec des propriétaires de chambres froides pour légumes et même de congélateurs pour glaces, afin de les transformer en espaces temporaires où entreposer les cadavres des victimes de l’offensive du Vendredi Noir.

Les corps d’Iman, Hala, et Jana ont finalement été envoyés vers une petite baraque dans une région agricole de Rafah, qui abrite une chambre froide pour fleurs, souvenir d’une époque où l’industrie de fleurs coupées destinées à l’exportation était en plein essor à Gaza. La salle n’est pas équipée d’un vrai système de refroidissement, mais c’est toujours mieux que ce que peuvent offrir les hôpitaux de la région- une pièce ordinaire, avec les corps alignés sur le sol, et des ventilateurs à vitesse maximale, tentant de leur mieux, mais en vain, de dissiper l’odeur des cadavres en décomposition.

La famille veut enterrer Yousef, Bassam, Iman, Hala et Jana ensemble. Le dimanche, deux jours après l’attaque, l’hôpital Européen rend les corps de Yousef et Bassam. Les bombardements ont diminué depuis vendredi, mais les champs où se trouve la chambre froide pour les fleurs, transformée en morgue, ne sont pas considérés comme sûrs. La famille Maadi essaye d’assurer une coordination, ce qui signifie obtenir une sorte de garantie, selon laquelle ils ne seraient pas bombardés par l’armée israélienne quand ils iront récupérer leurs morts. Salem appelle le Croissant Rouge qui lui indique que l’armée n’a toujours pas dégagé la zone où se trouve la chambre froide et qu’ils ne peuvent donc pas les aider. Les hôpitaux n’acceptent pas non plus d’y envoyer leurs ambulances.

La baraque dans une région agricole éloignée de Rafah, une chambre froide pour les fleurs transformée en morgue. C’est un souvenir d’une époque où l’industrie de fleurs fraîchement coupées destinées à l’exportation était en essor à Gaza. C’est là que furent posés les corps d’Iman, Hala et Jana.

La baraque dans une région agricole éloignée de Rafah, une chambre froide pour les fleurs transformée en morgue. C’est un souvenir d’une époque où l’industrie de fleurs fraîchement coupées destinées à l’exportation était en essor à Gaza. C’est là que furent posés les corps d’Iman, Hala et Jana.

« Alors nous sommes allés chercher les martyrs nous-mêmes » explique Mohammed. Tout le monde a peur. La tension est toujours palpable. Un groupe d’hommes, dont Mohammed, se rendent avec le petit camion familial jusqu’à la chambre froide où les corps, enveloppés de draps blancs ensanglantés, ont été déposés. Plusieurs sont à même le sol, certains sur des étagères. Des gens vont et viennent à la hâte. L’odeur des corps en décomposition dans la chaleur de l’été est insoutenable. Mohammed s’empare du corps de Jana, le tient fort dans ses bras, et ne l’a plus lâché, jusqu’à le mettre en terre.

Zakiya se réveille de sa sieste. Ses fils sont à nouveau partis. Chaque après-midi, ils quittent la maison pour se rendre au cimetière sur les tombes de leur frère, de sa femme et de ses filles. Elle leur a demandé de ne plus y aller tous les jours, mais ils ne l’écoutent pas.

Photos d’Hala et Jana, les nièces de Mohammed, tuées avec leurs parents par une frappe aérienne sur la maison de la famille Maadi.

Photos d’Hala et Jana, les nièces de Mohammed, tuées avec leurs parents par une frappe aérienne sur la maison de la famille Maadi.

personnes tuées dans l'attaque sur Rafah

1 août 2014

  • BASSAM SALIM MAADI
    33 ANS, FILS DE ZAKIYA ET SALEM
  • IMAN NAZMI MAADI
    31 ANS, FEMME DE BASSAM, ENCEINTE
  • HALA BASSAM MAADI
    3 ANS, FILLE DE BASSAM ET IMAN
  • JANA BASSAM MAADI
    2 ANS, FILLE DE BASSAM ET IMAN
  • YOUSEF AHMED MAADI
    3 ANS, PETIT-FILS DE ZAKIYA ET SALEM
  • SULEIMAN SALIM MAADI
    53 ANS, FRÈRE DE SALEM, DÉCÉDÉ LE 8 AOÛT 2014 DANS UN HÔPITAL ÉGYPTIEN