Décimée. Sa famille a été décimée. Mayar est une bruyante petite coquine courant d’un bout à l’autre de la salle de séjour, harcelant les chèvres, parfois quémandant avec agressivité de l’attention et de l’affection de la part de ses grands-parents Makhrous et Dalal, parfois jouant la mignonne devant la caméra. Elle ne comprend qu’à un certain point ce qu’il s’est passé en 2014. Elle a perdu ses parents et son unique frère, Moin, 5 ans.
Elle m'a porté dans ses bras d'al-Abbassiye
13 personnes tuéesLa famille proche de Nabil a aussi été décimée, mais contrairement à Mayar, l’homme de 36 ans est parfaitement conscient de sa perte. Il a perdu sa femme Shirin et quatre jeunes enfants : Gheidaa’, Mustafa, Abdel Rahman, et Dalal. Nabil et son garçon Baderaddin, qui aujourd’hui a 7 ans, sont les seuls survivants. Les deux ont été gravement blessés, et le bras gauche de Nabil fut a été arraché lors de l’explosion.
C’est le troisième jour de l’Aïd Al-Adha et le père de Nabil et grand-père de Mayar, Makhrous nous souhaite « une bonne fête de l’Aïd » avec les larmes aux yeux. Mais pour la famille Siyam, c’est un jour où il est fort difficile d’être joyeux. Lors de cette fête, il est de tradition de visiter la famille et de recevoir des visiteurs tels que ses frères et sœurs et leurs familles, ses enfants et petits-enfants. Il y a un peu plus d’un an, à l’été 2014, des éclats d’obus ont frappé la maison de Dalal et Makhrous. La plupart de leurs enfants déjà adultes étaient présents avec leurs propres enfants à l’occasion du mois de ramadan, la maison accueillait en tout 30 personnes. Quand le feu de l’artillerie s’est approché de la maison, ils ont tous fui en courant dans la rue. « Alors que nous courions pour notre survie, deux missiles nous ont frappé, juste à l’entrée de notre maison », décrit Dalal.
l’Aïd
« Fête » ou « célébration » en arabe. Les deux « Aïd » sont deux des jours les plus sacrés de l’Islam: Aïd Al-Adha (ou Aïd Al-kabir – « grand Aïd ») est le plus sacré des deux. C’est la commémoration de l’alliance entre Ibrahim et Allah au travers du sacrifice. Dans la tradition, un agneau ou une chèvre est sacrifié lors des célébrations. Aïd Al-Fitr (ou Aïd Al-Saghir – « petit Aïd ») marque la fin du mois sacré du Ramadan et le début d’une célébration de plusieurs jours.
Pour le troisième jour de l’Aïd, la maison des Siyam est plutôt vide. Nous parlons aux grands-parents, alors que Mayar et son compagnon de jeu Moataz courent en rond. Le père du petit garçon, Ayman, qui a lui aussi perdu sa femme en 2014, s’arrête pour nous offrir des bouquets de fleurs. « Pour l’Aïd », explique-t-il avant de s’asseoir silencieux dans un coin, alors que Makhrous et Dalal racontent toutes les fois où la famille a dû fuir durant le dernier demi-siècle.
Makhours et Dalal
«Je suis un réfugié palestinien venant d’al-Abbasiyye », raconte Makhrous Siyam, le mukhtar de la famille Siyam « En sortant du lycée, j’avais déjà traversé trois guerres. »
Makhrous habite maintenant à Rafah dans la bande de Gaza, où aujourd’hui toute une génération d’enfants a déjà vécu trois guerres en terminant leur maternelle. Il est aussi âgé que l’occupation : un bébé de la Nakba, pourrait-on dire. Sa femme Dalal a le même âge. Ils ont traversé le nettoyage ethnique de 1948, quoi que les seuls souvenirs qu’ils en ont sont ceux qui leurs ont été transmis par leurs parents, ainsi que l’invasion israélienne de 1956 et la courte occupation de la bande de Gaza qui s’en suivit, puis la guerre de 1967, dont ils se rappellent avec force de terribles détails.
mukhtar
En arabe, « choisi ». Ce terme désigne le chef d’un village arabe ou d’un district au sein d’une ville, ou d’un nombre de familles étendues. Ce chef est généralement choisi ou désigné par consensus. Le Mukhtar est responsable de l’organisation du village ou du quartier, notamment de la gestion des conflits entre habitants et du maintien de la paix et de la sécurité, etc.
Nakba
En arabe, « catastrophe » ou « désastre ». Ce terme fait référence à l’expulsion d’environs 700 000 Palestiniens de leur terre natale par les milices juives avant et pendant la guerre de 1948, qui mena à l’établissement de l’État d’Israël. Les réfugiés palestiniens furent interdits de retour et des centaines de villages furent détruits.
« Quand nous sommes-nous mariés ? » Ils rient d’abord de la question. Mais plus tard, lorsque le couple se met à chercher les dates au travers de ses souvenirs, Makhrous nous dit que c’était l’année après la guerre de 1967. « Oui, nous nous sommes mariés en 1968. Dalal était ma voisine.» Les offensives israéliennes jalonnent leurs souvenirs et deviennent des points de références : « L’année de ma naissance, c’était le début de la Nakba. L’année de la guerre des six jours, j’ai terminé le lycée. L’année après la guerre, nous nous sommes mariés. »
« C’est difficile de se souvenir. Des martyrs, des martyrs, des martyrs, beaucoup trop pour une vie, ils sont si nombreux qu’ils m’ont fait oublier combien d’années ont passé »,– ajoute Dalal.
martyrs
En arabe « shahid ». Dans le contexte de la lutte palestinienne, on parle souvent de martyrs, peu importe la foi ou la religiosité de la personne, lorsque la mort a été causée par l’occupation israélienne. En général, un martyr désigne une personne prête à mourir pour sa foi ou ses croyances, même si le terme « shahid » au sens islamique comprend des situations diverses et variées comme par exemple les gens morts après un catastrophe naturelle ou les femmes qui décèdent en mettant au monde un enfant.
Le Mandat Britannique
La Palestine est mise sous mandat britannique à la suite de la première guerre mondiale, après avoir été pendant 400 ans une province de l’Empire Ottoman. Le mandat fixait clairement les frontières de la Palestine et chargeait l’administration britannique de deux tâches contradictoires : la première étant de subvenir aux besoins de la population indigène, la deuxième d’établir un foyer national juif sur ce territoire.
« Comment mes parents se sont-ils rencontrés ? Ça, c’est une drôle d’histoire. Mon père était déjà marié, et avait des garçons adultes. L’un d’eux voulait se marier. Alors mon père est allé voir cette famille afin de leur demander si son fils pouvait épouser leur fille. Mais quand mon père a vu cette femme, il est immédiatement tombé amoureux d’elle et lui a demandé de devenir sa seconde femme. C’était ma mère. Et mon demi-frère a fini par épouser sa sœur. » – explique Makhrous.
« Un jour, ils ont vendu la parcelle de terre qu’ils possédaient à Rafah et sont allés vers les plaines côtières. Ils ont déménagé dans le village d’al-Abbasiyye, la vie était supposée y être plus facile. Mon père et ses frères ont tous fait la même chose : vendre leur terre et déménager en Palestine. Tu sais, c’était exactement comme maintenant : les gens immigrent au Canada ou en Australie, mais avant ils vendent leurs propriétés et deviennent citoyens de ce nouveau pays. Quand était-ce ? Hmm… En 1943 ? Je ne suis pas certain de l’année exacte. C’était au début des années 1940. »
Pourquoi les parents de Makhrous ont-ils cru bon de quitter Rafah ?
Une politique de taxation introduite par les Britanniques au début des années 40 a forcé plusieurs propriétaires terriens appauvris à vendre le peu qu’ils avaient afin d’aller vers les villes et villages pour trouver du travail. [Palestinian Village Histories Geographies of the Displaced, Rochelle Davis, p.110]
« Je suis un réfugié de la Palestine. Que mes parents viennent de Rafah ne change rien. Plusieurs personnes sont venues en Palestine – de Syrie, d’Égypte, de Turquie, et tous ceux qui sont nés en Palestine et qui ont été forcés de quitter ce pays diront qu’ils sont Palestiniens. Alors je suis également un réfugié de la Palestine. Oui, bien sûr, tu as raison, Gaza est aussi une partie de la Palestine. Mais la Palestine dont je parle maintenant, c’est celle qui n’existe plus. »
« Non, ils ne possédaient aucune terre à al-Abbasiyye. Pendant le mandat britannique, mes quatre oncles et mon père travaillaient: ils coupaient des arbres pour l’armée britannique. À l’époque, c’’était un travail difficile, il n’y avait pas de scies mécaniques. Ils ont aussi construit les lignes téléphoniques et électriques. Les Britanniques avaient besoin de beaucoup de bois. »
Pourquoi les forêts de la Palestine ont-elles quasi disparues ?
Pendant le mandat britannique, la Palestine était dépendante des importations de bois d’Europe et d’Asie. Pendant la Seconde guerre mondiale, les importations ont cessé mais la demande en bois a grimpé : « une situation aggravée par l’augmentation des besoins alimentaires et des prix élevés, ce qui mena à plus de défrichements et de culture. L’armée britannique, stationnée dans le pays, était le plus grand consommateur de bois de construction, principalement les « Royal Engineers », suivi des fabriques d’allumettes et de contre-plaqués », explique Roza I.M. El-Eini dans son livre Mandated Landscape: British Imperial Rule in Palestine 1929 – 1948. Un corps spécial administratif a été mis en place au début des années 40 pour protéger les forêts : une Section Utilisation, qui « estima, avec inquiétude, que les forêts de la Palestine seraient épuisées d’ici 18 mois », ajoute l’auteure.
« Leur maison n’était pas en pierres. Ils ont construit une cabane en aluminium. En raison des règlementations britanniques sur l’aménagement du territoire, il était très difficile d’obtenir du matériel ou des permis de construire. »
Nakba – la catastrophe
« Mon père était encore jeune quand la guerre a éclaté en 1947. »
Le 13 décembre 1947, l’Irgoun, une milice juive extrémiste, attaque simultanément Al-Abbasiyye et d’autres villages des environs. Vingt-quatre hommes déguisés avec des uniformes de l’armée britannique ont infiltré le village, installant des bombes dans les maisons et lançant des grenades, alors qu’une partie du groupe ouvrait le feu sur des villageois assis à la terrasse d’un café. Derrière eux, ils laissèrent une voiture qui explosa dans le village. Au moins 14 personnes furent tuées dans l’attaque.
Qu’est-il arrivé à al-Abbasiyye et à ses habitants dans les mois qui suivirent ?
Le village fut attaqué de nouveau en février 1948. À la fin avril, la Haganah (milice juive et précurseur de l’armée israélienne) a pris le contrôle de la région. Le 3 mai 1948, en pleine nuit, un second groupe armé, l’Irgoun, attaque et occupe le village, forçant sa population de près de 6500 personnes à fuir. Plus tard dans l’année, le village a été partiellement détruit, ne laissant comme seul souvenir de ce qui fut un jour Al-Abbassiyye/Yehudiya une mosquée, un sanctuaire, et quelques maisons qui forment aujourd’hui ce que l’on appelle « le vieux Yehoud », nom juif donné à la colonie israélienne construite sur ses ruines.
Ce fut le début du nettoyage ethnique de la Palestine. Les expulsions ont atteint un sommet au printemps et à l’été 1948, et continuent encore aujourd’hui sous diverses formes. Makhrous et sa famille font parti des quelques 700 000 Palestiniens que les forces israéliennes émergentes ont déplacés et à qui ils ont interdit le retour.
« Ma mère était forte. Elle m’a porté dans ses bras, allant à pieds le long du chemin de Al-Abbassiye jusqu’à Rafah. »
Alors que les parents de Makhrous attendaient à Rafah avec leur famille le retour à Al-Abbassiyye, environs 4 000 immigrants juifs se sont installés dans leur ancien village. Des dizaines de villages vidés par le nettoyage ethnique attendaient de devenir les foyers des juifs nouvellement venus d’Europe et du Moyen-Orient – leur présence garantissant ainsi qu’aucun des premiers habitants ne reviendraient, et ajoutant du poids aux revendications territoriales d’Israël lors des futures négociations.
NAKBA 1947-49
routes principales prises par les réfugiés palestiniens
trajet effectué par les parents de Makhrous après leur expulsion de leur village
« À Rafah nous vivions dans un camps de réfugié, dans le bloc A. Durant cinq ans, 8 personnes dans une tente. Nous dépendions tous des programmes d’aide de l’ONU. C’est seulement au début des années 50 que l’ONU a commencé à construire des maisons. Elles étaient collées les unes aux autres, les gens y étaient entassés. Plusieurs familles se partageaient les toilettes. Les conditions étaient terribles. Avec le temps, des écoles et des hôpitaux ont été construits. »
Tandis que les immigrants juifs qui emménageaient dans les maisons palestiniennes tentaient de s’installer le plus rapidement possible, encouragés par l’État, les Palestiniens, eux, refusaient de prendre racine dans les camps. Pendant des années, il n’y eu aucune tentative de fournir des infrastructures permanentes, car beaucoup s’attendaient à ce que leur retour ne soit qu’une question de semaines.
1967 : la guerre des Six-jours et l’occupation israélienne de la bande de Gaza
Makhrous : « Veux-tu du café ? »
Dalal : « Non, non, je ne peux pas à cause de ma tension artérielle »
Makhrous : « Mayar, ma chérie, va voir ton père…euh… ton oncle, allez. Il y a un peu trop de bruit. Continuons notre histoire… On venait tout juste de terminer nos derniers examens au lycée quand la guerre des Six-jours a éclaté. On nous a demandé de se porter volontaires et on nous a posté près des terres agricoles. Tout à coup, presque juste au dessus de nos têtes, vola une flotte d’avion venant du nord en direction de l’Égypte. Peu après, les tanks sont arrivés. Les gens étaient confus : les tanks israéliens arboraient des drapeaux irakiens. Notre voisin est allé les accueillir. Il fut abattu. Nous ne savions pas comment évacuer les morts et les blessés. On a mis un homme sur un âne en espérant trouver un docteur.
Pourquoi les tanks israéliens avaient-ils des drapeaux irakiens ?
Plusieurs témoignages documentés attestent que des tanks israéliens portaient des drapeaux soit égyptiens, soit irakiens lors de la guerre de 1967, aussi bien dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie. Ce n’est pas la seule fois dans son histoire où l’armée israélienne s’est faite passer pour son ennemi. Bien au contraire. Depuis la grève générale de 1936 cette tactique leur est habituelle, elle a souvent été employée lors des Intifadas, écrit Kameel B. Nasser.En 1969, Israël a mené toute une opération militaire, sous le nom de code « Opération Raviv », en faisant passer ses soldats pour des égyptiens. Ces dernières années, la police israélienne a fréquemment utilisé des « mistaravim », des agents infiltrés prétendant être des manifestants palestiniens, leur rôle étant souvent d’accroître la violence lors des manifestations. Vous pouvez lire plus à ce sujet dans le livre de Kameel B. Nasser Arab and Israeli Terrorism: The Causes and Effects of Political Violence”, Chapitre 3 : Israel’s Use of Arab Disguises.
Dalal : « J’avais 20 ans à l’époque, je n’étais pas encore mariée. Un ami de mon père est venu chez nous avec un âne. Il nous a dit qu’il était trop fatigué et trop vieux pour courir. Il nous a demandé de prendre l’âne et de nous enfuir. »Ça ne me dérange pas s’ils me tuent ou non, je ne peux plus courir. » Alors il est resté avec l’âne et nous avons fui. Ma mère nous a fait sortir de la maison et nous nous sommes cachés près de la mer. Nous avons passé deux jours à marcher, cherchant refuge, nous cachant sous les goyaviers, tandis que les avions volaient au dessus de nos têtes. Nos voisins ont fui quelques temps plus tard et nous ont rejoint. Ils nous ont dit que notre maison n’existait plus: les juifs l’avaient faite exploser. La seule réaction de ma mère a été de dire »Que Dieu nous aide ». Nous nous sommes cachés près de la mer pendant 15 jours. Puis un jour, nous avons entendu l’armée de l’occupation à travers des mégaphones dire qu’il était maintenant possible de rentrer en toute sécurité, donc nous sommes rentrés. Notre maison était démolie. Le vieil homme était mort. Quelqu’un nous a dit que lorsque l’armée a fait sauter la maison, l’âne s’est mis à braire, mais le vieil homme dormait et ça ne l’a pas réveillé. À l’ouest de notre maison poussaient deux orangers. Il n’y avait nul autre lieu où se réfugier. Nous nous sommes assis sous ces orangers et nous avons attendu. Après quatre jours, les fils du vieil homme sont venus l’enterrer. »
La guerre des Six-jours s’est terminée avec Israël prenant le contrôle de larges étendues de territoires, imposant une occupation militaire sur la Péninsule du Sinaï, la bande de Gaza et la Cisjordanie, Jérusalem-Est et les hauteurs du Golan, annexant par la suite ces deux derniers.
Makhrous : « À partir de ce moment, les gens sont devenus dépendants d’Israël pour travailler, jusqu’en 1992, lorsqu’ils ont commencé à boucler Gaza. Comme je l’ai déjà dit, nous nous sommes mariés l’année après la guerre. Moi aussi, j’ai travaillé en Israël. Je devais m’occuper de ma famille. Jusqu’à l’Intifada. Les soldats ont commencé à barrer les routes et à nous rendre l’accès au travail de plus en plus difficile. »
Au début des années 90, Israël commence à mettre en œuvre les premiers éléments de sa politique de blocus, bien avant la montée du Hamas au pouvoir en 2007.
« Les années de la deuxième Intifada étaient difficiles. Aucune famille n’a traversé cette période sans pertes. Mon neveu qui était sourd a été tué, notre voisin aussi. Plusieurs ont été envoyés en prison. Mais tout ce dont nous avons été épargné à l’époque, et plus tard lors des offensives Israéliennes, nous a rattrapé en 2014. »
L’attaque israélienne de 2014
Le 8 juillet 2014, Israël débute son offensive contre la bande de Gaza. Deux semaines plus tard, au petit matin, les membres de la famille Siyam s’enfuient de leur maison pendant que les obus tombent de plus en plus près. Au moment où ils sortent, courant pour leur survie, des tirs venus du ciel les ciblent.
La maison
Deux enfants, Mayar, trois ans, et Moataz, encore plus jeune, font beaucoup de bruit. Ils jouent avec la porte vitrée séparant le salon du patio couvert de la maison de la famille Siyam. Les adultes sont anormalement patients avec eux. Les enfants ne se font pas gronder lorsqu’ils crient pour attirer l’attention, ils l’obtiennent immédiatement. Le compagnon de jeux de Mayar, qui pleure bruyamment, est Moataz, son cousin d’un an et demi. Il n’avait que cinq mois lorsque l’attaque a tué sa mère. Mayar court brusquement dans la pièce et appelle sa grand-mère, Dalal, « maman ». « Qu’est-ce qu’il y a ma chérie ? » – répond attentivement Dalal. « Mayar ne comprend pas ce qui s’est passé », explique Dalal.
Mais il semble que Mayar comprend au moins un peu. Au début, elle pleurait beaucoup, elle criait et pleurait. Au début, elle appelait « mama et baba » (maman et papa) mais ses parents ne venaient pas la consoler. Parfois, lorsqu’elle court dans la maison, Mayar remarque les photos de ses parents, suspendues en hauteur sur les murs, accompagnés des autres membres de la famille tués. Elle s’arrête devant eux, les fixe du regard, puis elle commence à faire des bruits, marmonnant à elle-même, sa voix se faisant de plus en plus forte, jusqu’à ce que quelqu’un vienne, la porte et la rapproche des photos afin qu’elle puisse embrasser ses parents.
L’AÏD
24 septembre 2015
« Et ceci est l’histoire de la vie du mukhtar Makhrous Siyam. Aujourd’hui est le troisième jour de l’Aïd, alors bonne fête de l’Aïd. »
« Un jeune homme, récemment marié, est venu à moi et m’a dit : « C’est le troisième jour de l’Aïd et je n’ai toujours pas goûté de viande ; aucune viande n’a été apportée dans ma maison. »
Bien sûr, on essaie d’aider, c’est ma responsabilité en tant que mukhtar. Mais ça doit être l’Aïd le plus difficile dont je puisse me rappeler. Hier, j’ai fait la médiation entre deux familles qui se battaient dans la rue. Tu sais pourquoi ? Pour dix shekels [2,3 euros]. Si tu te demandes à quel point les gens sont désespérés, particulièrement en ce jour de l’Aïd… Les gens sont pauvres. Plus pauvres qu’avant et tout ce dont nous avons besoin pour célébrer l’Aïd est devenu tellement cher ; la viande et les vêtements. Une majorité écrasante des familles de notre région ne peut se permettre de sacrifier une chèvre ou un agneau. Mais il est de notre devoir de partager avec eux : en tant que mukhtar, j’ai travaillé avec plusieurs institutions – nous avons amassé 200 parts de viande.
A loud bleating interrupts the conversation…
Il se fait tard. Le muezzin appelle à la prière et Makhrous veut se rendre à la mosquée. Il nourrit les chèvres et appelle une société de taxis pour qu’elle nous envoie une voiture. Nous attendons en discutant des prix de plus en plus élevés de la viande, de l’essence et des vêtements, et de tous les problèmes familiaux pour lesquels il doit s’interposer en tant que mukhtar. Il fait noir dehors et l’électricité dans la zone de Rafah est coupée. C’est ainsi à Gaza. L’électricité marche pendant six à huit heures, puis est coupée les six ou huit heures suivantes. On entend un coup de klaxon : le chauffeur de taxi nous fait savoir qu’il vient d’arriver. Nous saluons Makhrous et Dalal.
En montant dans le taxi, nous reconnaissons le chauffeur : c’est Nabil Siyam, un des fils du Mukhtar qui a perdu sa famille en 2014.. « Avant la maison était pleine, aujourd’hui il ne reste plus personne », nous dit-il afin d’expliquer pourquoi il préfère conduire les gens au lieu de rester à la maison pour l’Aïd.
personnes tuées dans l'attaque sur Rafah
21 juillet 2014
- KAMAL MAKHROUS SIYAM 31 ANS, FILS DE DALAL ET MAKHROUS
- MOHAMMED MAKHROUS SIYAM 27 ANS, FILS DE DALAL ET MAKHROUS
- SUMOUD NASSER MUSTAFA SIYAM 26 ANS, FEMME DE MOHAMMED
- MOIN MOHAMMED SIYAM 5 ANS, FILS DE MOHAMMED. IL EST MORT LE JOUR SUIVANT L’ATTAQUE.
- SHIRIN MOHAMMED SIYAM 31 ANS, FEMME DE NABIL, BELLE-FILLE DE DALAL ET MAKHROUS
- GHAIDAA' NABIL SIYAM 7 ANS, FILLE DE NABIL ET SHIRIN
- MUSTAFA NABIL SIYAM 9 ANS, FILS DE NABIL ET SHIRIN
- ABDEL RAHMAN NABIL SIYAM 6 ANS, FILS DE NABIL ET SHIRIN
- DALAL NABIL SIYAM 9 MOIS, FILLE DE NABIL ET SHIRIN
- SAIDA HASSAN SIYAM 42 ANS, BELLE-FILLE DE DALAL ET MAKHROUS ; FEMME D’AYMAN MAKHROUS SIYAM; ELLE EST DÉCÉDÉE DES SUITES DE SES BLESSURES LE 14 AOÛT 2014.
- AMIN AYMAN MAKHROUS SIYAM 17 ANS, FILS DE SAIDA ET AYMAN
- AHMED AYMAN MAKHROUS SIYAM 15 ANS, FILS DE SAIDA ET AYMAN
- MOHAMMED AMIN SIYAM 15 ANS, PETIT-FILS DE DALAL ET MAKHROUS; IL EST MORT EN TURQUIE LE 18 NOVEMBRE 2014 DES SUITES DE SES BLESSURES.